Le crépuscule des ronces

Chapitre VII (extrait),

[…] La départementale se faufile au milieu d’un relief de plus en plus accidenté. Bientôt, avec l’envie de se perdre en quelque raccourci, je m’égare en un réseau complexe de vicinales étroites et tortueuses qui serpentent sur la lande entre les mamelons qu’elles semblent ne jamais devoir atteindre.

Saint-Michel de Braspart. En cette saison, le parking est désert et j’ai planté le fourgon au beau milieu. La chapelle qui couronne le sommet du mont n’est qu’à une centaine de mètres. Je sais que tantôt Fañch voudra s’y rendre.

Pour le moment, cigarette aux lèvres, il succombe à la splendeur désolée du site

Ensemble nous gravissons les premiers mètres du sentier qui grimpe vers l’oratoire.

-         Ça ira ?

Il affiche un petit air crâne auquel je mesure l’épuisement inavoué de ses forces.

Les Monts d’Arrée ! Trois cent soixante degrés d’un panorama qui s’accorde à l’infinie désolation de notre improbable pèlerinage.

Elle est donc là, cette terre qu’il est venu chercher avec moi. Cette terre dont il se languissait.

La mémoire raccommodée puise à des sources lointaines, irise les sépias de l’enfance et rend aux souvenirs leur âpre vérité. Enfin, elle s’offre à lui, cette terre. Après un si long exil. Elle s’impose à chacun des sens. Pénètre et envahit le cœur. S’empare de l’âme et de l’enfant qui sommeille pour ne plus les lâcher.

Elle est là, dans la sonorité aride des toponymes : Roc’h Trévézel, Tuchenn Gador, Roc’h Trédudon. Elle est dans les landes écorchées et les arêtes déchiquetées des schistes pointés aux cieux comme un reproche. Une accusation. Pourquoi si tôt ? Pourquoi déjà ? Pourquoi moi ? 

 Elle est dans le souvenir du Yeun Elez et des tourbières submergées, ces portes mythiques de l’Enfer si proches à nos âmes désemparées et noyées sous les eaux du réservoir Saint-Michel.

Elle est dans cette bruine qui caresse ma peau comme une onction chrismale.

Elle est dans ce parfum prenant, composé de l’iode porté par les vents d’ouest et mêlé aux mille senteurs subtiles et rémanentes de la lande en hiver. Elle est dans ces légendes qui courent encore sur la plaine, bien loin d’un folklore de pacotille et d’un pseudo-romantisme à touristes.

Si vous n’avez pas connu l’étrange beauté des Monts d’Arrée, la fixité morbide du réservoir Saint-Michel à l’endroit même du Yeun Elez et du Youdig, si vous n’avez pas vu surgir de la lande la silhouette trapue des réacteurs atomiques de Brennilis à l’arrêt, alors vous ne savez rien de l’âme bretonne d’aujourd’hui ni des combats titanesques qui se sont livrés là. Vous n’entendez rien aux forces en présence et vous ne comprendrez jamais que la surface des choses. Et si d’aventure, à la croisée des sentiers qui, l’été, parcourent les bruyères, vous percevez le ricanement moqueur de quelque farfadet imbécile, c’est qu’il aura fait de vous le meilleur de sa farce. […]