Tandis que vous descendez – tout harnaché de sacs, de seaux, de pelles et de râteaux en plastique ; tout encombré de ballons, de raquettes, de frisbees qui, après un bref usage, serviront pour l’essentiel à délimiter votre petite portion de territoire, conquise sur le sable et les autres familles - vous songez à ce piquant et délicieux récit de Françoise Xenakis «  Moi, j’aime pas la mer ! ». 

 

Parce que vous, vous n’aimez pas la plage !

 

Vous détestez ce folklore de parasols et de pliants en toile, ce soleil cognant sans un coin d’ombre où poser votre corps ; cette menace permanente de la brûlure sur votre peau d’homme du froid. Cet étalage d’intimité familiale. Vous détestez cette comédie du bonheur, à peine vêtu. Joie moutonnière, obligée. Mise en scène sans génie sur un théâtre de sable.

 

Chacun y joue un rôle admis, découvrant ses fesses sans montrer son visage. Hypocrite nudité qui n’ose pas même s’afficher jusqu’au bout. Contorsions ridicules d’après trempette. Cohabitation obligée. Fraternelle et insoutenable promiscuité. Vous, le reclus des solitudes campagnardes, vous fuyez l’insupportable tartufferie du drap de bain. On préfère la lascivité suggestive du string à la nue simplicité du corps !

 

Et si on jouait aux vacances ? « On dirait qu’on s’rait heureux ! »

 

Sur la plage, une fois par an !

 

Vous détestez de même, cette odeur civilisée de crème solaire. Onction poisseuse et désagréablement collante. Vous détestez le sable qui s’accroche à vos jambes, à votre dos, à votre ventre. Vous voici tableau de sable. Bricolage de classe maternelle pour fêtes des mères !

 

Vous avez bien essayé, pour faire comme les autres, de vous abandonner à la douceur promise d’une serviette de bain, allongé sur dos. Sur le ventre. Dans l’humidité salée ou sur le sec. Huilé, apprêté comme un lutteur grec préparé au pancrace. Pauvre gigot humain prêt à l’enfournement.

 

Vaines tentatives !

 

La transpiration brouille vos verres d’astigmate, perle à vos yeux, à votre nez en petites tortures qui terminent leur course sur la page douze de votre livre que, pour la cinquième fois vous parcourez, sans y rien comprendre. Le sable crisse au contact du papier. De guerre lasse, dans le sac de plage, vous reposez le livre, objet à vos yeux, précieux entre tous, parmi les flacons huileux, les sous-vêtements en attente, les cookies au chocolat en pleine liquéfaction. Au milieu des trésors malodorants, bouts de coquillages vidés qu’il faudra javelliser avec soin pour d’hypothétiques œuvres d’art qui ne verront jamais le jour.

Alors vous restez là, cul sur le sable, en sueur, dans une odeur de vase et d’algues en fermentation, renonçant à toute méditation, exposé comme un roi nu à la naïveté bruyante de la marmaille, soumis sans échappatoire à la fébrilité saugrenue des familles jacassantes. Puis, à l’ennui sournois qui s’installe, vous mesurez soudain l’absurdité du temps qui vole.

Déjà, vous songez au retour et au chemin abrupt et éreintant qui attend votre lassitude.

 

Non décidément, vous n’aimez pas la plage !  […]

La vie fragmentée

La plage iconoclaste (extrait), p.46

[…]  Vous rejoignez votre petit monde. Un étroit chemin, qu’il faudra bien regrimper, dégringole la falaise et conduit en direct dans la fournaise de la plage.

La tentation du pylone

Chapitre II (extrait), p. 27

[…] Ma seconde visite à ce bureau date seulement de quelques semaines. Le Proviseur actuel est un pur scientifique. […]

-   Monsieur Mauduit, vous vous faites trop voyant ces temps-ci. Vos écrits, vos prises de position,anti…, antipatriotiques, avouons-le, dérangent. Ce que nous tolérions depuis trop… ,

 depuis longtemps gênent votre fonction. Nous nous devons de rester neutres, monsieur Mauduit. Notre hiérarchie renâcle ! Si, si ! Croyez-moi !

 

Je l’écoutai discourir avec une bonhomie agacée et paternaliste. J’étais habitué aux attaques de la presse d’état et réactionnaire. C’était pourtant la première fois que les flèches m’atteignaient dans ma vie professionnelle.


-    Monsieur le Proviseur, j’enseigne l’anglais sans état d’âme, en stricte neutralité. J’avoue mal vous comprendre…

- Vous me comprenez parfaitement, monsieur Mauduit, m’avait-il interrompu.

 

Le pire est qu’il avait raison. Je ne comprenais que trop bien le durcissement des derniers mois. Plusieurs confrères journalistes rencontrés en ville avouaient sous le manteau subir des pressions de plus en plus ouvertes.

Certains avaient vu leur carte de presse ou leurs accréditations non renouvelées.

Un récent dossier soi-disant littéraire sur Drieu la Rochelle, paru dans l’Indépendant National, tenait simplement de la supercherie. L’histoire se réécrivait sous nos yeux à la lumière de l’hagiographie. Tout concordait à la même idéologie. La nasse se refermait peu à peu, étranglait les voix discordantes, soumettait les esprits, faisait imperceptiblement glisser les valeurs et normalisait l’inacceptable. Le plus ordinaire des faits divers, habilement monté en épingle, était récupéré par les pouvoirs publics et servait à justifier de nouvelles dispositions policières.

Dérive sécuritaire. A tribord, toute ! hurlait-on à la passerelle.

Comme aux heures les plus sombres de l’histoire, des populations entières se trouvaient stigmatisées. Des camps de rom avaient été dispersés sans ménagement par les forces de l’ordre. Une certaine presse à la botte s’en faisait régulièrement l’écho et laissait courir l’idée qu’il fallait les expulser vers leur pays d’origine ; qu’on ne pouvait accueillir l’Europe entière ! Propagande éhontée, indigne et mensongère. Quatre-vingt-dix pour cent des rom avaient la nationalité française. Ils étaient ici chez eux !

 

Le Proviseur s’était levé, me tournant le dos ostensiblement. Posté à l’une des fenêtres qui, à cette hauteur du pouvoir, dominait la cour et une grande partie des bâtiments, il fixait un point au-delà des toitures bleutées, vers le nord de la ville.

-          Voyez-vous, monsieur Mauduit, en dépit de vos diplômes, je crains que vous ne soyez jamais tout à fait l’un des nôtres. Que voulez-vous, la Nature est ainsi faite ! Vous habitez les quartiers nord, me suis-je laissé dire ?

La question était toute rhétorique et se voulait bénigne. Il construisait sa démonstration à petites touches.

-       Il nous faut des racines, n’est-ce pas ? On ne transplante pas sans risque d’un terrain de rocaille à un humus fertile et réciproquement, reprit-il les mains dans le dos. On me téléphone à votre sujet. Vous êtes, j’en conviens, un  professeur compétent, je dirais même mieux : consciencieux.   Toutefois …

Il hésitait.

-          Il arrivera un point où je ne pourrai plus vous couvrir, voyez-vous. J’ai aussi des comptes à rendre. Des enfants qui font des études supérieures. Tout cela coûte. On s’impatiente là-haut !

 

Du pouce, il pointa le plafond. Je souris. Nous nous trouvions au dernier étage. Il ne pouvait s’agir que de Dieu soi-même. Ce fut alors qu’il se retourna.

-          Vous avez tort de vous obstiner, monsieur Mauduit. Grand tort ! Vous n’êtes guère apprécié en haut lieu, je vous le dis tout net. Nous avons ici des parents influents. Ils sauront manœuvrer. Croyez-moi. Un esprit brillant comme le vôtre. Rejoignez-nous ! Faites carrière ! Vous en avez l’étoffe, c’est certain !

 

Il m’avait raccompagné vers la porte matelassée répétant à part lui  « Vraiment tort ; grand tort ! », presque navré. […]

Un été au paradis

Chapitre 1 (extrait), p. 10

 […] Son père, le plus important libraire de la ville, se tenait sur l’estrade, aux côtés de Monsieur Maynier et du Maire. Petit Pierre en conçut une grande fierté.

Chaque enfant gravissait les quelques marches de l’estrade. Le Cours Préparatoire d’abord. La main sur l’épaule de l’enfant, le Maire lui remettait un livre que lui tendait le Directeur qui lui-même le recevait des mains du père de Petit Pierre. En progressant de mains en mains l’ouvrage se transfigurait. Dans la hiérarchie des rayonnages il acquerrait la noblesse des livres d’Heures enluminés, la grandeur sainte et auréolée d’un texte sacré livré en exemple à la jeunesse. Un rempart contre les zazous sur le déclin.

La halle, à présent faisait un four cuisant. La litanie continuait. Vint le tour du Cours Elémentaire. Les gamins appelés, tout crânes ou flageolants, avançaient vers la tribune puis en gravissaient l’estrade. Même les durs dont les genoux ou le nez saignaient à chaque récréation rabattaient pour une fois de leur superbe. Ils recevaient la récompense extraite de la pile étrangement inépuisable et revenaient s’asseoir sagement pour mériter, au moins le temps de la remise, l’honneur du prix qu’ils gardaient serré contre leur cœur.

Les haut-parleurs crachotaient toujours. Ce fut l’heure des CM2. On eut les prix d’excellence. Ceux-là, - applaudis par les familles à l’unisson, certaines fières, d’autres envieuses - retournaient à leur place, les pommettes rouges, une lueur conquérante au fond du regard. Le Premier Prix de Talent Oratoire revint à Thierry. Devant le bureau du maître nul n’était parvenu à endiguer l’impétueux torrent de son caquetage !

Petit Pierre s’avança lui aussi. Son père sur l’estrade lui adressa un sourire complice : Premier Prix de Bon Travail ! ! !

On applaudit. Un peu moins chaleureusement lui sembla t-il. Il y eut encore les Prix de Bonne Camaraderie, attribués en consolation à ceux qui, en majorité, n’entreraient jamais dans la voie royale des études et finiraient bien par s’en consoler tout seuls.

Petit Pierre ouvrit le livre. Collée à l’intérieur de la couverture, une vignette à l’écusson de la République française annonçait :

DISTRIBUTION SOLENNELLE DES PRIX

Petit Pierre vit son nom, à l’encre violette et en ronde parfaite.

Mario et les animaux,  de Waldemar BOUSEL.

Il eut le temps d’en lire la première phrase. « Mario n’avait pas douze ans quand sa mère mourut ». Figé dans une soudaine angoisse, Petit Pierre fut entraîné, poussé, bousculé par le flot des enfants. Rompant avec l’agencement contenu de l’arrivée, ils se précipitaient maintenant vers les sorties en piaillant.

La Distribution des Prix sonnait le début officiel des vacances d’été ; le désœuvrement délicieux, la plongée vers la liberté insouciante.

Du moins pour les autres.

Dehors, juin brûlait les trottoirs. Petit Pierre retrouva sa mère au sortir de la halle. Très fort, il lui serra la main. Madame Vaquelin le regarda, surprise mais ne dit rien. Un sentiment étrange et persistant tenaillait l’enfant. Il sut que la saison ne ressemblerait à aucune autre.